par Thibault » 22 Jan 2011, 21:25
J'attendais que quelqu'un parle:
L'oeuf de jument:
Le Chan,savez-vous,c'était un brave garçon pas trop malin,non.Il n'aurait pas fait de mal à une mouche,non plus.Il s'en allait sur ses trente ans et avait épousé une Marie du village.Il aurait put habiter Fleury,Jouy,Arry,Ancy ou même Dornot.Mais ce Chan-là,il était de Corny et ça,depuis toujours.Il travaillait au village,en toute saisons,aux champs,pour tous les paysans qui le voulaient bien et habitait une petite maison,près de l'église,On l'aimait bien ce garçon.
Souvent,qu'il pleuve,neige ou vente,il aimait se rendre ay marché,à Metz.Il partait de bon matin et faisait le chemin à pied.En marchant,il rêvait de ce cheval que son maigre salaire ne lui permettrait jamais de monter un jour.
Devant la cathédrale,la place grouillait de monde.Chan se glissait dans la foule des paniers et des cabas,se faufilait entre les femmes qui faisaient leurs emplettes et s'arrêtait devant les étals colorés des jardiniers et des maraichers.Il n'en finissait plus d'admirer les cageots de cerises rondes et luisantes comme des rubis,les bottes d'oignons en cheveux et de jeune poireaux,les bouquets de persil frisé et de cerfeuil,les paniers de tomates joufflues et les cagettes de laitue paresseusement offertes,les lits de haricots verts.Il dévorait tout des yeux,se risquer à palper les rondeurs ferme des pommes de terre ou caressait un navet.Parfois,il demandait à gouter une carotte,une fraise ou un radis.On ne lui refusait jamais.Ici,les marchands le connaissaient,le Chan de Corny.Il avait le sourire si franc et le bonjour si facile!
Ce matin là-ce devait être un samedi d'octobre-,notre grand gaillard avise sur l'étal du père François une bien drôle de chose,ma foi.C'est un fruit?Un légume?En tout cas,c'est énorme,rond,aplati,un rien boursouflé,avec une jolie petite queue verte en son milieu,et orange par dessus ça!De cette bête,le Chan n'en a encore point vu!
<<Hé,monsieur,c'est quoi donc ça?demande-t-il au marchand qui le guettait du coin de l'œil,en montrant l'insolite chose.
-Ça?Un œuf de jument,pardi!
-Quoi?Un œuf de jument?
-Comme je te le dit.
-Et...et alors,il y a un poulain la dedans?
-Bien sûr!>>
Le Chan se sent chavirer.Un œuf de jument!Et lui qui voudrait tant avoir un cheval mais qui n'a pas le sou!Et si cet œuf,pour sûr,on peut le couver comme tous les œufs,les œufs de poule,les œufs de cane...
Au village,il souvent vu faire,dans les basses-cours,depuis qu'il est tout gosse.C'est pas un secret.
<<Monsieur le marchand,c'est combien,votre œuf?
-Oh,deux fois rien!Deux sous!>>
Le Chan fouille dans ses poche et en sort deux petites pièces qu'il tend à l'homme.
<<Voilà pour votre œuf.Maintenant,dites-moi comment le couver.>>
Le jardinier a bien du mal à cacher le sourire qui lui vient et,comme il peut,explique la méthode:
<<Bah,c'est tout simple.il suffit de poser l'œuf sur un lit et de le couver pendant sept jours et autant de nuits d'affilées.
-Et le poulain sort?
-Et comment!>>
Soudain fiévreux de bonheur,le garçon empoigne son nouveau bien sans même penser à saluer,quitte le marché avec mille précautions afin d'éviter l'omelette fatale et prend le chemin du retour,son trésor serré contre la poitrine.
<<Marie,Marie!Viens voir ç'que je rapporte du marché de Metz!
-Ben!C'est quoi donc,ça? demande la femme ébahie d'apercevoir l'énorme fruit posé au milieu du lit.
-Un œuf de jument!
-Un œuf de jument?
-Un œuf de jument!
-Alors,tu vas avoir un poulain?
-Oui,ma Marie.Mais d'abord,il faut le couver pendant sept jours et sept nuits.On va s'y mettre tous les deux,si tu veux bien.>>
Et nos deux amoureux s'y collent.Le jour,Marie couve.Elle retrousse ses cottes,grimpe sur le lit et s'assoit sur l'énorme œuf orange.Elle couve à en oublier de manger.Le soir,quand le Chan rentre des champs,il mange sur le pouce et vient remplacer sa femme,couvant sans dormir.
Ainsi passent sept jours et autant de nuits...sans que rien ne vienne!L'œuf est intact: pas la moindre lézard,la moindre pointe de sabot.Bref,le poulain ne veut pas venir.Le Chan s'inquiète puis avise.Au village,il y a un maréchal-ferrant et celui-là doit s'y connaitre un peu en poulains puisqu'il ferre les chevaux.Il va donc le voir et lui conte tout l'histoire dans les moindres détails.
<<Maréchal,qu'est ce que je doit faire?>>
Le bonhomme cache un sourire dans sa longue barbe et,se reprenant:
<<Ah,çà!Mon Chan,faudra sans doute le couver encore trois jours...>>
Le Chan et la Marie ont beau couver trois jours de plus,le poulain se fait attendre.Le maréchal-ferrant à nouveau sollicité ,mais de plus en plus amusé,avoue n'y plus rien comprendre et puis,à force de se gratter la pouillate(tête),parvient à proposer une solution:
<<Tu sais,le Chan,je croit que ton œuf,il est pas assez chaud;et c'est pour ça que le petit,y peut pas venir.Il fait encore assez beau.A mon avis,tu devrais rouler l'oeud en haut de la colline.Ça l'f'rai chauffer,avec le soleil qui tape encore fort.Et là,p't-êt' ben qu'y viendrait,le poulain!>>
Là dessus,Mon Chan s'en retourne chez lui et attrape son œuf et en ressort aussi vite pour prendre la direction de la colline,suivi de sa Marie qui cherche à comprendre.Oh,mais il n'y avait pas que la Marie,pensez donc!Dès que le brave gars a été dehors à pousser son drôle d'œuf,on a couru au fenêtres;on a voulu voir ou aller se bougre-là,et surtout,ce qu'il allait y faire,car ça avait tout l'air d'être un sapré(sacré)manège,va!Et bientôt ,ce fut une véritable procession,comme à la Saint-Wendel ou à la Fête-Dieu,qui se mit en route.
Là-haut,le Chan s'est mis au travail.Sous le ciel tout bleu,tout chaud,il va et vient lentement, infatigable, attentif, précautionneux, et se soucie peu des villageois curieux qui se sont alignés de part et d'autre du chemin et suivent le manège avec de petits commentaires,tournant la tête tantôt à gauche,tantôt à droite.
Et cette affaire,voilà un bon bout de moment qu'elle dure et traîne en longueur.Tout le monde a chaud;tout le monde fatigue;le cou des spectateurs grince.
<<Y va v'nir,mon poulain!Je le sens!>>Fait le pousseur d'œuf.
Et comme il dit ça,voilà que la grosse roue orange lui échappe;la fatigue sans doute.Elle se met à dévaler la pente,roule,roule,prend de la vitesse!On dirait une belle avalanche!Le Chan se met à gigoter,à hurler,à tourner dans tout les sens.Il lève les bras au ciel:<<Mon œuf!Mon œuf!Il s'en va>>
On s'est regroupés au bord de la pente.Le bolide vient se fracasser sur une pierre tranchante et explose soudain en mille morceaux,affolant un petit lièvre gité en dessous!
<<Regardez!Regardez!Mon poulain,il est sorti!Il s'en va!Il se sauve!>>
Un voisin approche:
<<Bah,tu sais,le Chan,un poulain comme ça,ça court beaucoup trop vite et c'est trop de mal à nourrir.Vaut mieux comme ça.T'en trouveras bien un autre,va!>>
Chacun est rentré chez soi.
Nul ne sait si quelqu'un a expliqué au Chan et à la Marie qu'ils avaient longtemps couvé un potiron...